fredag 15 oktober 2021

De la politique à la poétique ou l’accomplissement d’un engagement total dans Sawru gumdo (bâton d’aveugle) de Kaw Touré par Mamadou Kalidou BA.

 


De la politique à la poétique ou l’accomplissement d’un engagement total dans Sawru gumdo (bâton d’aveugle) de Kaw Touré.

Par Mamadou Kalidou BA
Groupe de Recherches en Littératures Africaines (GRELAF)
Faculté des Lettres et Sciences Humaines
Université de Nouakchott Al Aasriya.
Depuis des temps immémoriaux, le peuple peul a fait de l’oralité le mode d’expression névralgique de sa civilisation. Selon de nombreux historiens, certains intellectuels peuls qui
avaient ressenti le besoin de recourir à l’écriture avaient inventé la transcription de leur langue en caractères ajani très proches de l’arabe classique. Mais de manière générale, de la
Mauritanie au Cameroun, les Peuls sont demeurés un peuple de tradition orale jusqu’au début du XX ème siècle. Aujourd’hui encore, nous pouvons dire avec certitude que dans la région du
Fouta Toro septentrionale et méridionale, l’oralité domine très largement sur la pratique de l’écriture dans l’expression littéraire de l’homopeulanus. Dans des centres d’alphabétisation
qui, dans certains cas, deviennent de véritables écoles de recherche en linguistique, la poésie poulare émerge et renait constamment sous l’impulsion de générations toujours plus conscientes de la nécessité de résister à une acculturation ambiante d’autant plus dangereuse qu’elle est orchestrée par des politiques publiques discriminatoires. A propos de la nécessité absolue de persévérer dans l’expression de sa langue, Amadou Hampâté Ba écrit:
« L’abandon de nos langues nous couperait tôt ou tard de nos traditions et modifierait tôt ou tard la structure même de notre esprit » 1 . Les Peuls instruits en français et/ou en arabe
participent à ce mouvement de renaissance en s’exprimant dans leur langue maternelle parallèlement à l’utilisation des langues étrangères qui leur sont imposées de fait.
Kaaw Tokosel Touré alias Kaaw Eliman Bilbassi Touré est un de ces intellectuels très conscients de la nécessité absolue de participer à cette œuvre sacrée de résistance à l’uniformité, une uniformité qui écrase les langues et cultures minoritaires ou faibles remettant ainsi en cause ce que le monde a de plus beau : sa diversité!
Touré est né en 1967 à Djowol où il apprit ses premiers versets de Coran dans sa famille elle- même, de laquelle était issu l’Imam du village. Il entame sa scolarité moderne à N’Diago et à Djowol avant d’arriver à Kaédi pour le cycle secondaire. C’est à ce niveau que sa vie bascula.
En effet, déjà actif dans les mouvements progressistes des élèves et étudiants, il est arrêté en 1986 pour subversion alors qu’il n’avait que 18 ans. Sorti de prison, il est exfiltré de justesse pour échapper à une nouvelle incarcération dans les geôles du dictateur Mouawiya ould Taya à l’époque président de la Mauritanie. Commence alors pour lui un long exil d’abord à Dakar, puis en Suède où il vit encore aujourd’hui. Membre des Forces de Libération Africaine de
Mauritanie (FLAM) dont il fut pendant longtemps la cheville ouvrière de la communication,
Kaaw Touré est aujourd’hui le porte-parole des Forces Progressistes du Changement (FPC), le parti politique résultant de la mutation des FLAM en 2014.
Il va sans dire que sa poésie est, tout à la fois, la représentation et le plaidoyer de son action politique en faveur de l’égalité et de la justice dans son pays.
Les deux poèmes de K. Touré que nous avons choisis d’étudier dans cette contribution sont extraits de son recueil de poésie inédit intitulé Sawru gumdo, bâton d’aveugle. Nous en avons assuré la traduction. Ainsi, les deux poèmes du corpus sont respectivement titrés Ndimaagu / Dignité et Mbayniingu am / Mes adieux.
Après avoir présenté le corpus, nous verrons comment l’auteur pose les bases idéologiques fondées sur des valeurs et des principes qui ont motivé son combat politique qui l’a forcé à
un exil inattendu alors qu’il sortait à peine de l’adolescence. Ensuite nous plancherons sur le processus de mise à l’index de l’oppression politique par une dénonciation radicale destinée à ébranler les bases d’un racisme d’Etat de plus en plus décrié par les Mauritaniens de toutes les origines. En filigrane, dans cette analyse, nous mettrons en relief l’esthétique des poèmes construite à partir d’éléments discursifs et stylistiques que la traduction française a du mal à prendre en charge.
I. Corpus
Ndimaagu / Dignité
Holi to ngonɗaa? /Où es-tu?
Min naniima min njiɗiima-/ De toi, nous entendîmes parler et t’aimâmes.
Kala to mbaawɗaa won´de ma min ngabbe/ Nous te suivrons où tu iras.
Kala to naatɗaa ma min njaltine/ Te retrouverons partout où tu entreras.
Fooftere e ɗoyli min ngoɗiima sabu innde ma/ Repos et sommeil, nous abandonnâmes pour ton nom.
Leɗɗe min ŋaayiima no ñuuƴi /Sur les arbres nous montâmes tels des fourmis.
Kaaƴe min ŋabbii, tule ceene min ɓafii/ Sur les collines nous montâmes, et les dunes, rampâmes.
Diwooje e degooje e kayooje min njolii /Dans les avions, les voitures et les bateaux, nous voyageâmes.
Dunuuli cukkuɗi min naatii /Dans les forêts touffues, nous pénétrâmes.
Luurooji min corkiima/ Dans les grottes, nous nous engouffrâmes,
Caalli min ndiwii, lugge min mutii/ Sautâmes sur les marigots et nageâmes dans les mares,
Naange min ngelii Affrontâmes/ le soleil ardent,
Jammaaji niɓɓi min taƴii / Traversâmes les nuits sombres.
Kullon ladde e ndiwri min nulii /Les bêtes sauvages, nous envoyâmes.
Ndimaagu min njiɗiima/ Dignité, nous t’adorons!
Pittaali amen min ndokkiima/ Nos vies te furent sacrifiées.
Heewɓe ina paarnoro ma/ Nombreux sont ceux qui, de toi, s’honnorent.
Ndimaagu / Dignité!
Ndimaagu wela innde wela wonde/ Dignité, un beau nom et un bel être.
Woɗɓe ina njuloro ma /D’autres, de toi, font leur gagne-pain.
So yimɓe njeewtii ko haala ma/ Des gens, tu es le principal sujet de
conversation.
So yimɓe cippiraama pellondiraama ko innde ma. /A ton nom des hommes se livrent à des luttes et autres guerres.
So yimɓe ngeƴƴilaamaa leeptaama ko yiɗde ma./ D’autres stigmatisés, torturés pour t’avoir aimé.
Ndimaagu heɗo mi yiman ma/ Dignité, reste donc que je chante ta gloire.
Waraaɓe sabu yiɗde ma/ Les martyres pour ton amour:
Patris Lummumba to Konngo ma/ Patrice Lumumba au Congo
Tomaas Sankara to e Burkina /Thomas Sankara au Burkina
Abdul Bokar ɗaa e Fuuta ma/ Abdoul Bocar ici au Fouta
Steve Biko to leydi Mandelaa/ Steve Biko au pays de Mandela.
Saydu en tokoraaɓe e Saar Aamadu to Muritani ma./Saidou, les homonymes et Sarr Amadou en Mauritanie.
ɓee fof momtaama sabu innde ma. /Tous furent assassinés pour ta cause.
Ndimaagu. Dignité!
Ko aan woni faabu pittaali/ C’est toi le sauveur des âmes.
Laamuuji njaanndu tampinii winndere/ Les pouvoirs iniques oppriment le monde.
Heege, ɗomka, ñabbuuli mobbii tagoore/ La faim, la soif, les endémies assaillent l’humain.
Ndimaagu a hoɗii ɓerɗe /Dignité, tu règnes sur bien des coeurs.
Fijirde min cali doorde so wonaa ngaraa/ De ta venue, nous fîmes la condition de toute distraction.
Ndimaagu bismilla ma/ Dignité, sois la bienvenue.
Feeñ, suppito, lewñu! /Apparaîs, émerge et brille!
Min njaɓɓoro ma ko ɓuri welde e jimɗi /Nous t’accueillerons avec les plus belles de nos chansons.
So Haayyooy ma giɗo koɗo belo./ Bienvenue, l’amie, honorable visiteuse.
Ndimaagu holi to ngonɗaa min ngabboma?/ Dignité, où es-tu, que nous te suivions?
Ndakaaru 08/08/1988 Dakar le 08/08/1988.
Mbayniingu am / Mes adieux
Sellii laaɓii ko mbayniigu muusi/ Soit dit et confirmé que douloureux sont les adieux
Ko yahdu muusi fof ko ndu waynaaka ɓuri/ Si l’aventure est douloureuse, celle sans adieux l’est davantage
Ko, o ñalawma e nder leydi am laatii mi arani. /Ce jour-là, dans ma patrie, je devins étranger
Leydi am wontii gooski am/ Ma patrie devenue mon cercueil
Leydi am wontii buruuti am/ Ma patrie métamorphosée en parasite
de mon corps
Leydi am raddi kam/ Ma patrie me pourchasse
Jahdiiɗo am ko jahdigel kala sahaa e nde hare/ Mon compagnon est celui qui épousa la lutte.
Jahdigel am ko Muusaa Kummba Maabo/Mon compagnon est Mousa Koumba, le tisserand.
Kono baaba makko wiyi mo ko Alasan taan Jarno./Mais son père le nomma Alassane
jarno.
Ko nder lewru bowte haa jooni mi yejjitaani/ C’est au mois de decembre que je n’ai point oublié.
Amin ngoya tato sahodinɓe Jereyda min ngaynaani/ Nous pleurions, les trois martyrs de Jréyda que nous n’avions fini de
plaindre,
Haa laatii mi kulel baañateengel mi tinaani/ Quand je devins une proie chassée, à mon insu.
moolɗo-mi ko ɓe morooɓe no ndamndi/ Qui me portait secours devenait cible de castration
ñooltuɗo mi ko ñoloowo e nder kasooji/ Qui me tendait la perche pourrirait dans les cachots
Sukuño ko pinnuɗo so wonaa teew ɓaleejo alaa ko yiɗi/ L’ogre est décidé à se nourrir de chair noire.
Nguru am o hufta o tira Ma peau, à dépecer, tanner et confectionner.
Mbaggu o tunnga Zaguwaar o serkita/ Le tam-tam pour jouer au Zagwar effrené.
Kaaw am Abdul tokara kaaw mum Abdul Ngayde/Mon oncle Abdoul, homonyme d’Abdoul Ngaydé
banndu neene am ɓe ndummbi/ Frère de ma mère, ils emprisonnèrent
So ɓe nanngaani mi ɓe ngoondi ɓe njaltinaani/ Ils firent de lui l’otage, rançon de ma capture,
Kono ɓe ngonaa jomiraaɗo ɓe njejjitii./Mais oublièrent-ils qu’ils ne sont pas Dieu.
Ganndo Alla e binndi ɓe ngoppiti tawa ɓe tinaani./ Ils libérèrent le savant d’Allah sans savoir comment.
Kono nguutu maɓɓe e am Geno jaɓaani/Mais leur rancune à mon endroit ne fut agréée de Dieu.
Firti peeje maɓɓe ɓe tinaani./ Qui détruisit leur complot à leur insu.
Leydi am faaɗiri kam /Ma patrie me devint exiguë.
Leydi am sukkiriikam/ Ma patrie me parut encombrée.
Leydi am toowirikam/ Ma patrie me parut hautement inaccessible.
Dimmbe ngonno mi uddiraama haangaaɓe yaltotaako/Dimbé où je résidais, fut close par des fous.
No coɓɓuli galle ɓe ñiiɓaama e kala boli/ Tels des recoins de maison, ils furent fixés sur toutes les rues.
Yahdu yontii etee jonnde woodaani /Au moment du départ, on ne s’assied point.
Yahdu yontii wonaa neene wonaa baaba mi waynaaki/ L’heure du départ sonna et je ne fis mes adieux ni à Maman, ni à Papa.
Giɗo maa njaafoɗaa mi heblaaki / Bien aimée, pardonne-moi car ce fut précipité.
Wuro am, saare Taano ɗo nganndumi ngoowaami/ Mon village, terroir de grand-père, que je connais et où je suis reconnu.
Mi waynaaki mi juuraaki/ Pas d’adieux, ni de commémoration.
Gomu am e fedde am e kala yahdiiɓe tintaani/ Camarades, classe d’âge et compagnons ne furent informés
Galle Baaba e welde ko ƴaaqtel mbaɗmi/ Même l’agréable maison paternelle ne fut qu’une escale
Miñiraaɓe e mawniraaɓe mi yeewtidaani/ Pas de concertations avec cadets ni aînés
Yahdu yontii jonnde woodaani /A l’heure du départ, on ne s’assied pas.
Leydi am waɗiikam ko mi sikkaano /Ma patrie me traita comme je ne l’espérais.
Leydi am holliriikam ko waawno/ Ma patrie m’exposa son animosité.
Mi wiyaani mi naamnaaki so wonaa fotde am/ Et pourtant je n’ai dit, ni réclamé que mes droits
Fotde am e nder ngenndi am./Mes droits dans ma nation.
Fotde am wonti mbaroodi am e nder leydi am/ Mes droits métamorphosés en prédateur dans ma patrie.
Ko tokora am, baaba Gorel, sehil baaba am/ C’est mon homonyme, père Gorel, ami de mon papa,
awƴimi ngal jaaltaaɓe e nder majal /qui me transporta (en pirogue) en un éclair.
Worgo maayo min keeɗti e ciirtal./ Au sud du fleuve nous fîmes en un clin d’oeil.
Njeccitii-mi caggal jamma ko niɓɓo haydara mi heptinaani./Je me retournai, la nuit sombre, je ne reconnaissais rien.
Gite am toɓi mi teyaani, koyɗe keli ndiccii-mi/ Je ne pus retenir mes larmes, mes jambes s’affaissèrent et me mirent à genou.
E ceenal Bilbasi kofii mi, mabbu mi leydi ɓuucii-mi/ Agenouillé sur le sable de Bilbassi, j’en ramassai et l’embrassai.
Ko Jowol worgo hotti mi jaɓɓii mi, bismii mi./ C’est Djowol-sud qui m’accueillit, m’honora par la bienvenue.
Ko ñande heen ngooŋɗin-mi ko nde rewo ronnka nde worgo
hoɗaa./ Ce jour, je fus persuadé que c’est l’hostilité du nord qui induisit l’occupation du sud.
Leydi am mi ferii mi yontaani /De ma patrie, je m’exilai avant l’heure.
E teppe Sayku Umar mi rewii / Sur les pas de Cheikh Oumar, je marchai.
E nder ladde mi ulliima/ Pour l’aventure, je m’en allai,
Mboɗo yiiloyo ko mi mooftaani / A la recherche de ce que je ne
possédais:
Ndimaagu leñol am / La dignité de mon peuple.
Ko jam tan njiili-mi/ Je ne veux que la paix.
Ko duwaaw jinnaaɓe tan njooɓii mi./ Que la bénédiction des parents comme viatique.
II. Bases idéologiques : valeurs et principes de l’engagement.
Formidable prosateur, redoutable communicant politique, Kaaw Touré ne s’exprime cependant en poésie que dans sa langue maternelle, en poular. Sans doute est-elle plus à même de permettre le jaillissement des larmes de douleur que la pudeur a longuement retenue dans les replis d’une âme blessée. Il est établi que c’est dans sa langue maternelle que l’on pleure et rit le mieux. Si quelques-uns de ses vers traduisent un sentiment personnel,
l’essentiel de sa poésie porte sur son engagement politique. Les choses se passent comme si dans sa traversée du désert, dans son parcours jonché d’écueils, parsemé d’oppressions multiformes, l’homme politique appelait le poète à sa rescousse. Face à une réalité accablante, à l’immobilisme qui semble plomber une situation d’injustice intenable, l’homme politique se transmute en poète pour lever le verrou de la parole. Une parole qui endosse alors cette fonction exutoire par laquelle l’expression des mots soulage une âme meurtrie par les affres d’une humaine condition. Une forme de catharsis aurait dit Aristote.
Qu’est-ce qui afflige le poète au point que sa vie devienne un enfer ?

Quel malheur empoisonne son existence à telle enseigne que devenir combattant lui apparait comme la seule alternative possible? La réponse à ces interrogations est sans ambages. L’homme, alors qu’il n’était qu’au lycée, a pris conscience que sa dignité qui lui était aussi chère que sa vie, est dangereusement menacée par un nouvel ordre politique. Oui, la DIGNITE! Un concept? Une représentation? En tout cas une abstraction qui, de par sa valeur chez les hommes, pèse plus lourd que toutes les montagnes sur la terre. La dignité est donc cette valeur au travers de la laquelle l’être humain a le sentiment d’appartenir pleinement à son espèce qui, au fil de l’histoire s’est distinguée par la raison, formidablement traduite par sa capacité à user de la parole. Elle consacre fondamentalement une certaine égalité entre les individus qui composent un groupe humain. C’est pourquoi, si la dignité est la conséquence de l’égalité, cette dernière est la garante de l’acquisition et de la conservation de toute dignité pleine et entière.
Constatant l’arabisation à pas forcés à laquelle lui et ses camarades négro-africains (Peuls, Soninkés, Wolofs) étaient soumis par le pouvoir militaire qualifié d’inique (« Laamuuji njaanndu tampinii winndere/ les pouvoirs iniques oppriment le monde ») alors dominé par les lobbies de nationalistes arabes étroits, le jeune lycéen prend conscience des enjeux qui menacent son identité. Avec ses camarades, ils expriment leur révolte par un mouvement de grève et exigent que la réforme de l’éducation prenne en compte leur identité matérialisée par leurs langues et cultures négro-africaines. Comme leurs aînés du mouvement de la négritude, ils refusent toute assimilation, ici à une arabité qu’ils respectent, mais qui reste distincte de leur culture.
Aussi, alors qu’ils espéraient qu’on les écoutât, que l’on discutât avec eux de leurs doléances légitimes, le régime dictatorial de l’époque, décidé à imposer une uniformité arabe aux composantes négro-africaines de Mauritanie, s’engagea dans une répression féroce des grévistes. Répression par laquelle on leur signifiait qu’il n’y aurait pas d’égalité pour eux dans le pays de leurs ancêtres. Certains plient, mus par leur instinct de survie alors que d’autres
assument la révolte en s’engageant dans une lutte totale de résistance. Kaaw Touré est de ceux-là car depuis sa première arrestation en 1986, jamais il n’a suspendu son combat pour
l’avènement d’un ordre social et politique dans lequel toutes les communautés mauritaniennes seraient également traitées par le pouvoir central.
Eprouvant le besoin de mettre les mots à sa douleur, d’expliquer le sens de son combat à partir de son point de départ, le poète fait preuve de pédagogie en démontrant ce que représente pour lui la « dignité », titre éponyme du poème.
Ndimaagu! Holi to ngonɗaa? / Dignité! Où es-tu?
Min naniima min njiɗiima/ De toi, nous entendîmes parler et t’aimâmes
Kala to mbaawɗaa won´de ma min ngabbe Nous te suivrons où tu iras. Kala to naatɗaa ma min njaltine Te retrouverons partout où tu
entreras.
Fooftere e ɗoyli min ngoɗiima sabu innde ma/ Repos et sommeil, nous abandonnâmes pour ton nom.
Au plan énonciatif, la communication du poète procède par un rapport dialogique à travers lequel la « dignité » est interpellée comme un interlocuteur. Une telle interpellation confère au
valeureux concept (ou concept de valeur) un souffle de vie. La « dignité », notion abstraite, est ainsi personnifiée et élevée au rang de protagoniste du poète. Un protagoniste objet d’un amour absolu pour lequel Kaaw Touré est prêt à tous les sacrifices: perdre le repos et le sommeil réparateurs, voyager par tous les chantiers, avec tous les moyens de déplacement au risque de perdre la vie: « Pittaali amen min ndokkiima / No vie te furent sacrifiées ». Le poète reprend ici cet apophtegme du guerrier peul qui affirme qu’à certaine étape de la vie, l’enjeu cesse d’être : « est-ce que je veux vivre? Pour devenir : voudrais-je vivre à tout prix? ».
A partir de cet instant, le poète fait un choix : celui des principes et des valeurs. Vivre sans dignité devient à ses yeux, synonyme de « vie dépourvue de sens », donc d’une sorte de néant de la vie puisque la dignité, elle seule, fonde intrinsèquement la valeur humaine. Ce choix d’ordre existentiel (au sens où l’employait Jean-Paul Sartre) induit, presque inéluctablement, l’enfermement dans un état psychologique lourd de précarité. Le poète, comme pour se punir de n’avoir pas réussi tout de suite à vaincre les forces rétrogrades, se fait à lui-même un serment: ne plus se distraire tant qu’il ne reconquérât pas sa dignité. « Fijirde min cali doorde
so wonaa ngaraa / De ta venue nous fîmes la condition de toute distraction ». Le poète s’isole délibérément pour se consacrer à l’essentiel. Le refus de la distraction se justifie aussi par son
désir de se solidariser d’avec les martyrs que l’amour de la dignité a perdus. Des hommes avec lesquels il partage les principes et les valeurs fondateurs d’un destin commun. A ce titre, il délare :
Waraaɓe sabu yiɗde ma/ Les martyrs pour ton amour:
Patris Lummumba to Konngo ma/ Patrice Lumumba au Congo
Tomaas Sankara to e Burkina/ Thomas Sankara au Burkina
Abdul Bokar ɗaa e Fuuta ma/ Abdoul Bocar ici au Fouta
Steve Biko to leydi Mandelaa/ Steve Biko au pays de Mandela.
Saydu en tokoraaɓe e Saar Aamadu to Muritani ma./ Saidou, les homonymes et Sarr Amadou en Mauritanie.
ɓee fof momtaama sabu innde ma./ Tous furent assassinés pour ta
cause.
A l’écho engendré par la résonnance d’un grand nom de l’histoire du Fouta tel que Abdoul Bokar Kane, répond celui d’autres comme Lumumba (Congo), Sankara (Burkina); sur le même paradigme, la légende de Steve Biko et Mandela tutoie en hauts faits les noms de Ba Saidou, Sy Saidou et Sarr Amadou 2 assassinés par le régime de Ould Taya à la suite d’une intention de coup d’Etat. Le poète indexe les deux premiers noms (saidou) par la formule de mise en facteur « saydu en tokoraabé /saidou les homonymes ». Il va sans dire que seuls ceux qui sont imprégnés de l’histoire politique de la Mauritanie peuvent déchiffrer cette figure de suggestion. En effet, en 1987 une intention de coup d’Etat attribuée à des officiers négro-africains qui souhaitaient renverser le pouvoir dictatorial et raciste de Mouawiya ould Taya sont arrêtés; trois d’entre eux (les trois noms cités plus haut) sont exécutés à la suite d’un
simulacre de procès et un verdict rendu dans l’opacité d’une caserne militaire.
Selon le poète, tous ces leaders de l’Afrique contemporaine ont perdu la vie parce qu’ils recherchaient la « dignité », valeur cardinale sans laquelle il n’y avait pas de vie possible pour
eux. A l’instar de ces martyrs des causes justes, Kaaw Touré entend, contre vents et marrées, poursuivre son combat. Il s’agit de vaincre ou périr les armes de l’intellectuel entre les mains.
III. Mise à l’index de l’oppression.
Après avoir expliqué les raisons de son engagement par une mise en exergue des valeurs et principes qui motivent son combat, Kaaw Touré s’attèle, dans le second poème de notre corpus (Mbayniingu am / Mes adieux), à indexer l’oppression que lui et les siens
subissent dans une Mauritanie minée par les tares de l’injustice raciale et ethnique.
Contrairement au poème précédent, celui-ci procède par la narration d’un évènement marquant le départ du poète de son pays pour une aventure dont il ne pouvait imaginer qu’elle durerait plus de deux décennies. En effet, considéré comme un des membres actifs d’un mouvement de contestation, les éléments de la sureté d’Etat entamèrent une vaste recherche pour retrouver Touré et quelques-uns de ses camarades. Ayant déjà subi une
première arrestation et se sachant particulièrement en danger (« Sukuño ko pinnuɗo so wonaa teew ɓaleejo alaa ko yiɗi / L’ogre est décidé à se nourrir de chair noire »), l’activiste politique, conseillé par ses proches, décida de prendre le chemin de l’exil.
De Kaédi, surnommée dans le poème « Dimbé », il devait traverser le fleuve Sénégal pour aller se réfugier sur la rive gauche. L’urgence de la situation impose un départ précipité pour échapper aux poursuivants d’autant plus redoutables qu’ils ont des alliés (agents secrets) dissimulés aux coins des rues déguisés en fou! Point de temps pour faire ses adieux à qui que ce soit, ce qui ajoute à la douleur de l’exil.
En assimilant sa « patrie » à l’Etat ou plutôt les représentants de celui-ci qui le pourchassent, le poète file une longue métonymie qui s’étend sur quatre vers. « Ko o ñalawma e nder leydi am laatii mi arani / Ce jour là, dans ma patrie, je devins étranger ... Leydi am raddii kam / Ma patrie me pourchasse ». Cette figure de style lui permet de souligner tout le poids de l’oppression qu’il subit en ce moment précis où il est poussé à l’exil. Etymologiquement la
« patrie » renvoie au pays paternel, mais par extension elle représente la matrice protectrice de l’enfant contre tous les dangers. Il en appert que lorsque c’est ce giron protecteur qui se
métamorphose en prédateur, l’injustice subie se revête de toute la hideur de son intensité.
A peine le sol du pays hôte foulé, l’exilé réalise qu’il vient de quitter la maison paternelle pour longtemps. Là, alors qu’il aperçoit encore les lueurs de Djeol, il fléchit sous le poids d’une douleur où se mêlent déjà la nostalgie et la sidération. Lorsqu’il prend dans ses mains du sable de Bilbassi qu’il embrasse, c’est pour conserver de sa terre natale cette odeur qu’il envisage d’imprimer sur sa mémoire. Seul viatique d’un combattant pour l’égalité en exil.
L’intensité des souvenirs conserve le lien sentimental avec le pays et maintient par conséquent la tension de la lutte. Lorsque les forces de l’oppression comprirent que leur proie leur a échappé, ce fut sur son entourage que la vengeance s’abattît.
« Kaaw am Abdul tokara tokoro mum Abdul Ngayde /Mon oncle Abdoul, homonyme d’Abdoul Ngaydé / banndu neene am ɓe ndummbi / Frère de ma mère, ils emprisonnèrent / So ɓe nanngaani mi ɓe ngoondi ɓe njaltinaani / Ils firent de lui l’otage, rançon de ma capture ».
On est bien loin de toute notion de justice puisque le crime – si crime il y a – imputé au neveu devait être endossé par l’oncle. Les représentants de l’Etat républicain adoptent alors des pratiques aussi ridicules que la prise d’otage et la demande de rançon... En soulignant ce fait inique, le poète montre toute l’absurdité des arrestations qui étaient perpétrées par des forces de sécurité mauritanienne au sud du pays pendant les années de braise; Forces aux ordres d’une oligarchie aveuglée par la haine raciste. C’est « le franc-parler toucouleur » style d’élocution tel que Oumar BA le décrivait dans son ouvrage intitulé Le Fouta Tôro au
carrefour des cultures (3) . La prise de conscience de sa situation d’exilé est traduite par le poète par ce vers où il reprend ce propos proverbial connu de la majorité des locuteurs du poular : « Ko ñande heen ngooŋɗin-mi ko nde rewo ronnka nde worgo hoɗaa / Ce jour, je fus persuadé que c’est l’hostilité du nord qui induisit l’occupation du sud ». Mais au lieu de ramolir ses ardeurs, de
l’anéantir psychologiquement, cette synergie de douleurs semble plus que jamais conforter Kaaw Touré dans sa résolution de poursuivre son épopée politique tel cet autre ancêtre du
Fouta qu’il nomme et sans doute auquel il souhaite emboiter le pas. Elhadj Oumar Tall, puisqu’il s’agit de lui, est le résistant à l’occupation coloniale le plus célèbre de l’Afrique de l’Ouest. Lui qui dans sa chevauchée mémorable fit preuve d’un courage et d’une abnégation à toute épreuve, s’était aussi battu pour la « dignité de [son] son peuple ». Une similarité des luttes qui honore le poète, au-delà sa personne, tous les combattants des causes justes.
Conclusion
C’est sur le réseau social Facebook que, nous avons découvert presque par hasard la poésie en poular de Kaaw Touré. Suivi par des milliers d’internautes, il est aujourd’hui encore considéré comme une des plus grandes figures influentes de la toile mauritanienne, au grand dam de ses adversaires politiques. De temps en temps il publiait une vidéo ou faisait un « direct » (live) où il déclamait, souvent sur fond musical, quelques-unes de ses productions
poétiques. A chaque fois que j’avais l’opportunité de l’écouter, j’étais séduit par la beauté de ses vers dont la forme s’harmonise avec le contenu dans un continuim saisissant. Ayant depuis lontemps le projet de travailler sur les littératures et traditions orales de langue poulare, je proposais à Kaaw Touré de traduire en français sa poésie pour permettre à ses auditeurs/lecteurs non poularophones d’apprécier le sens de son engagement traduit dans ses poèmes (jime).
La traduction est un domaine de recherche qui s’est, de jour en jour, avéré particulièrement intéressant pour nous. On le sait, même lorsque le texte à traduire est en prose, la traduction pose d’énormes difficultés liées à l’inadéquation du lexique, de la syntaxe, de la grammaire et certainement de la conjugaison en vigueur dans les deux systèmes linguistiques concernés. Losqu’il s’agit de texte poétique ces difficultés sont majorées par la
nécessité de prendre en compte les dimentions métrique et prosodique qui incarnent la plus value de la poésie sur la prose. A ce propos, Abdoul Aziz Sow fait d’ailleurs une remarque bien similaire lorsqu’il écrit « Malheureusement, la transcription et la traduction (...) n’aboutissent qu’à (...) donner un livre muet et à en effacer la signature vocale et instrumentale » 4 .
Aussi, nous avons été particulièrement confronté au choix qu’il a fallu faire, ça et là, quand au temps verbal – pour le passé, fallait-il choisir l’imparfait, le passé composé ou le passé simple? – ou l’articulation syntaxique pour rendre compte de la meilleure manière possible du sens et de la poéticité du vers dans le poème.
L’analyse du premier poème (dignité) a permis de montrer comment l’auteur entreprend d’expliquer les bases idéologiques qui fondent son combat politique. Surfant sur un souffle poétique à intensité croissante, il s’efforce de démontrer la justesse de la lutte que lui a imposée la situation d’oppression à laquelle il est confronté. En effet, comment s’accommoder d’une vie sans dignité? Comment accepter d’être traité en inférieur simplement parce que l’on est différent et que l’on tient à conserver cette différence caractéristique de notre personnalité? L’analyse stylistique souligne l’ampleur des figures rhétoriques mises en branle pour donner aux mots une forme de canif.
Enfin le second poème de notre corpus (Mes adieux) présente une approche plus personnelle de l’objet. L’oppression politique y est dénoncée à travers le récit du départ d’exil du poète. Il est marqué par la construction d’images fortes rigoureusement schématisées – le combattant pourchassé et obligé d’entrer dans la clandestinité, agenouillé sur le sable de Bilbasssi pour embrasser une dernière fois la terre de ses ancêtres – par une description
méticuleuse. Le parallélisme opéré vers la fin du poème avec les personnages historiques (Lumumba, Sankara, Mandéla, Ba, Sy, Sarr) confère au combat une dimension internationale, voire universelle. Il établit que tous les combats pour l’égalité et la liberté ont un
dénominateur commun: la conquête ou la reconquête de la dignité humaine.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
I - Corpus: inédit.
II- OUVRAGES ÉDITES :
BA Amadou Hampâté, Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence Africaine, 1972.
BA Oumar, Le Fouta Tôro au carrefour des cultures, Paris, L’Harmattan, Paris, 1977.
BOYE Alassane Harouna, J’étais à Walata ou le racisme d’Etat en Mauritanie, Paris, L’Harmattan,1999.
SOW Abdoul Aziz, La Poésie orale peule. Mauritanie-Sénégal, Paris, L’Harmattan, 2009.

tisdag 12 oktober 2021

HOMMAGE À MON MAITRE!:


À l'occasion de la journée internationale de l'enseignant mes pensées vont à un de mes instituteurs qui m' a marqué à jamais et j'en profite pour lui rendre un hommage mérité.

Monsieur Diallo Abdoul Ghoudouss car c'est de lui qu'il s'agit, nous l' appelions affectueusement "Moussé Diallo", il fut mon meilleur instituteur à l'école primaire de Jowol, mon village natal. Un pédagogue chevronné et un éducateur hors pair qui m'a fait aimer la langue de Molière.
Contrairement aux enseignants du primaire il n'utilisait jamais le châtiment corporel avec ses élèves pour se faire écouter ou se faire respecter. Par des simples mots il pouvait attirer notre attention ou nous faire réflechir sur nos petites bêtises. C'est avec lui, que les élèves du CM2 de notre promotion et candidats de l'entrée en 6ème au collège, ont eu les meilleurs résultats de l'année comme premier élève de la région du Gorgol et parmi les dix meilleurs élèves de la région sur les milliers d'admis des départements de Kaëdi, Maghama, Mbout et Monguel et votre serviteur faisait partie de ce petit lot de l'excellence. A l'époque on annoncait les résultats sur les ondes de notre radio nationale (Radio- Mauritanie) et chacun attendait avec nervosité son nom après la correction des épreuves. Au CM2 j'avais l'embarras du choix entre la filière arabe et l'autre dite bilingue ( français et arabe mais plutôt plus française que bilingue ) mais avec lui comme enseignant et encadreur j'avais finalement opté le bilingue alors que je m'exprimais bien et maitrisais mieux la langue d'Ibn Khaldoun, du fait de mon milieu social parce que issu d'une grande famille religieuse où tous les jeunes du village et beaucoup de la sous région ( Mauritanie, Sénégal et Mali) venaient apprendre le Coran et l'arabe.
"Moussé Diallo" était un homme multidimensionnel et un grand spécialiste de "mbirniindi" ou de l'ésotorisme peulh. Un homme chaleureux, accueillant et qui ponctuait toujours ses salutations par "Bismilla ma"(bienvenue) et un grand homme de Dieu et soufi.
Une petite anecdote, à l'école de Jowol il y avait un logement pour les enseignants situé à l'école mais près de la colline dite " Haayre majjube"(la colline des égarés) et personne n'osait s'y aventurer les nuits sous le prétexte que le local était habité par les"Djinns" ou les "diables" mais Diallo n'en avait cure et par ses connaissances mystiques avait dompté les "mauvais esprits" et logé dans le bâtiment pendant toutes les années scolaires sans perdre ses esprits au grand étonnement de tout le village.
Je l'ai vu pour la dernière fois en 1987 pendant notre incarcération dans la prison civile de Kaëdi suite aux évènements du "Manifeste du négro-mauritanien opprimé" où il était venu nous rendre visite et nous réconforter le moral par ses prières. Il était pour nous un oncle, un père modèle et un bon guide.
Il a quitté ce monde de l'injustice en 2019. Qu'Allah le Tout Puissant l'accueille en son Saint Paradis et que la terre lui soit légère.
Merci pour tout " Moussé Diallo"!
Yo Alla yurmo mo yaafo mo. Yo Alla haarnu mo aljanna. Ganndo wirniima!

MA CARTE D´ IDENTITÉ?

 Après notre première conférence de presse historique après plus de 27 ans d´exil , je quitte Nouakchott, la capitale pour mon village natal dans le Fouta mauritanien. Arrivé à un poste de contrôle dans le Sud du pays, notre voiture s'arrête :

Le gendarme : monsieur votre carte d´identité.
Moi: désolé, je n´en ai aucune sauf mon extrait de naissance et de nationalité.
Le gendarme: Descendez et suivez moi!
Arrivé au poste de contrôle, il me présenta au chef en ces termes: chef, il n´a pas de pièces d´identité.
Le Chef: Monsieur, que répondez-vous, vos pièces ?
Moi: Je n´ai pas de carte d´identité mais je suis Mauritanien comme vous. Je m´appelle Kaaw Touré le porte-parole des FLAM. Connaissez-vous les FLAM?
Le chef: Bien sûr, ah c´est vous Kaaw Touré le grand politicien, j'ai écouté ce matin sur RFI votre retour au pays ?
Moi: Oui c´est moi et merci.
Il me serre la main et me salue chaleureusement et ajoute : Salam aleyka (paix sur toi). Bonne chance et bon retour chez vous, toutes nos excuses monsieur Touré.
Moi: De rien et merci. Aurevoir!
Je ne savais pas que j´étais aussi assez connu dans mon pays natal malgré ce long exil et que mon petit nom pouvait me libérer de certaines tracasseries : ).
Ma conclusion: Seule la lutte paie et libère!
La lutte continue!

Portrait: Kaaw Mouhamadou Touré Porte-parole des FLAM, vingt ans de lutte et d´exil

Derrière le sourire permanent de ce combattant de la liberté se dessinent les souffrances de l´exil, de la torture, de la prison et de la solitude. La vie de Mouhamadou ou Kaaw Touré pour les intimes est toute une histoire. Histoire d´amour pour la liberté mais surtout l´amour pour son pays et son peuple. Kaaw qui vient de célébrer ses 40 ans le 11 novembre dernier a passé la moitié de sa vie en exil entre le Sénégal et la Suède.

Conscience politique précoce

C´est en decembre 1987 que KaawTouré, pourchassé par les autorités mauritaniennes, quitte Djeol, son village natal situé dans le Sud de la Mauritanie en Afrique de l´Ouest pour rejoindre Dakar la capitale du Sénégal voisin. Exil provoqué par la repression de son mouvement, certes, mais surtout par l´ardent désir de continuer une lutte engagée dès l´âge de 15 ans. Conscience politique précoce donc, qui dès les années du collége et lycée est venue troubler une trop courte période résérvée à la naïveté de l´adolescence:"Le milieu dans lequel j´étais et grandi m´a très tôt influencé, dit-il. Ensuite, il y a la situation politique du pays.Tu ne peux pas rester insensible à ce que tu subis au quotidien si tu as un minimum de dignité. Les provocations, la discrimination envers les Noirs à l´école, dans l´administration, dans l´armée, dans la rue, partout".

Militant du Mouvement des Eléves et Etudiants Noirs, il participe à l´organisation de manifestations culturelles, à la mise en place de conférences en présence d´intellectuels descendant de la capitale et à la publication d´un journal scolaire. C´est en mars 1983, date de la création des FLAM, que le discours politique de Kaaw et de ses camarades prend une autre envergure. Fusion de plusieurs mouvements politiques, dont celui des étudiants et des éléves, anti-raciste et anti-esclavagiste par essence, les Forces de libération africaines de Mauritanie FLAM se veulent d'être une organisation non ethnique et non raciale dont l´objectif est d´éradiquer toute forme d´oppression et de discrimination en Mauritanie. Le manifeste du négro-mauritanien opprimé publié en 1986 sonnera le point de départ de cette nouvelle donne:"Nous avions fait une analyse en montrant chiffres à l´appui les caracteristiques et les manifestations de la discrimination dans tous les secteurs de l'Etat" . Coup d´envoi d´une prise de conscience politique mais aussi début de la clandestinité. Du 4 septembre 1986 jusqu´au début de janvier 1987, une centaine de militants , d´intellectuels et d´étudiants sont arrêtés. Kaaw en faisait partie. Il avait à peine 19 ans. Kaaw se souvient comme si c´était hier de son arrestation. Il revoit encore la dizaine de gendarmes et gardes venus encercler leur maison, la frayeur dans le regard de sa mère et la dernière prière du matin juste avant de se faire passer les menottes comme un criminel dit kaaw.

 La prison et tortures

Il se souvient également de la torture, "du supplice du jaguar" et de cette matraque qui s´abattait sur les plantes de ses pieds quand, immobilisé par des barres de fer, recroquevillé sur lui même et retourné la tête en bas, le sang lui giclait des yeux. Pendant une semaine d´interrogatoire : "ils voulaient que l´on avoue avoir porté atteinte à la sûreté de l´Etat et être membres d´une organisation terroriste. Nous étions enfermés dans le noir. A plusieurs dizaines dans une petite cellule. Sans aucun sanitaire, sans aucune fénétre. On manquait d´air. A la limite on était content de se faire interroger dans la salle de torture parce que l´on pouvait voir la lumiére du jour et respirer un peu". Suivront un mois de détention et un simulacre de procès sans avocats. "parfois nos geôliers versaient du sable dans nos repas ou de l´eau pour dire que nous n´étions que des sales nègres et esclaves".

Les plus influents prirent quatre, cinq ans voire plus avant d´être transférés plus tard dans l´enfer de Oualata. Cet ancien fort colonial devenu prison-sanctuaire, trônant au milieu du désért où le climat, les travaux forcés et les constantes brimades des gardiens viennent à bout des convictions les plus coriaces. Quelques noms Djigo Tafsir ancien ministre, Ten Youssouf Guéye, ancien ambassadeur de Mauritanie à L´ONU y ont laissé la vie. Bénéficiant de son jeune âge, cette épreuve a été épargné à Kaaw le plus jeune prisonnier politique mauritanien à l´époque. Pour lui , ce sera la prison civile de Kaédi dans le Sud pour 6 mois fermes. Mais il lui en fallait beaucoup plus pour renoncer, car dès sa sortie il remet ca en dirigeant des nouvelles manifestations contre l´exécution de 3 officiers noirs en décembre 1987. De nouveau recherché, il s´enfuit à temps cette fois, et se rend au Sénégal, son oncle maternel qui était son correspondant à Kaëdi sera arrêté et pris en otage pendant un mois avant qu´ il ne soit liberé plus tard: " je me suis rendu compte que la lutte pouvait être aussi plus efficace à l´extérieur du pays même si je ne voulais pas quitter mon pays, laisser ma famille, mes amis mais il le fallait parce qu´en prison on ne pouvait pas déranger le régime".

Exil au Sénégal

Il rejoint ses camarades qui avaient échappé à la répression de 1986 et continue avec eux la lutte et à mobiliser autour de l´apartheïd mauritanien. Présentes en Afrique, aux Etats-Unis, en France et même en Scandinavie, les FLAM en un peu de temps ont réussi à cristalliser l´opinion internationale sur les questions des droits de l´homme en Mauritanie. Human rights watch, Amnesty international, la FIDH et autres organisations humanitaires suivent la cause à la loupe et la Mauritanie était sur le banc des accusés dans tous les rapports des organisations des droits humains. Et Kaaw et ses camarades arrivent depuis Dakar, à plaider efficacement la cause à l´étranger. A Dakar, certains partis politiques leur ont fait part leur soutien et les invitent à leurs différentes manifestations et congrés. Mais diplomatie oblige, les manifestations, les colloques et les interventions de Kaaw dans les médias nationaux et internationaux sont ponctués de discrets mais fermes rappels à l´ordre des autorités sénégalaises c´est ainsi en juillet 1999 après avoir echappé de justesse à une extradition et au kidnapping, grâce à l´intervention des autorités des Nations unies(HCR) Kaaw obtient l´asile politique en Suède. Les Etats-Unis et la Suède lui offrent l´asile mais pour des raisons stratégiques et politiques Kaaw Choisit la destination de notre pays : " Aux Etats-unis nous avions déjà làbas des militants et qui mobilisaient bien l´opinion américaine à travers un réseau d´amis il nous fallait aussi des représentants dans les pays du Nord pour faire connaitre notre cause dans cette partie de l´Europe" explique le porte-parole des FLAM.

 Deuxième exil

Tout n´était pas facile au début pour lui, la langue, la culture et le climat, tout était différent mais c´est dans l´épreuve que retrouve le grand miltant ses forces et sa détérmination ainsi donc il commence ses contacts politiques et avec le soutien de la Fondation du premier ministre Olof Palm qui organise des rencontres avec les partis politiques, les associations des droits humains, des membres de la société civile, la presse nationale, Kaaw intégre le milieu politique suédois. Très chaleureux et au contact facile le message passe vite et Kaaw noue des contacts avec la classe politique et la société civile. Des tournées, des exposés et des conférences sur la Mauritanie sont organisées dans les lycées, colléges et universités pour attirer l´opinion sur le racisme et l´esclavage en Mauritanie. C´est dans cette campagne qu´il rencontre la réalisatrice Helen Aastrup qui voulait faire un film documentaire sur lui, qu´il arrivera à convaincre de voyager en Mauritanie pour faire un film sur l´esclavage dans ce pays. Avec des amis flamistes exilés au Danmark ils préparent ce voyage en donnant toute la littérature sur l´esclavage en Mauritanie et les contacts de SOS-Esclaves une organisation mauritanienne qui lutte pour la libération et l´émancipation des esclaves. Ce travail donnera le film "NÉ ESCLAVE", qui verra jour avec l´appui d´ Amnesty international. Ce film sera projeté dans plusieurs pays et fera objet des débats houleux aux USA et en Europe entre les partisans et les adversaires du régime déchu.

Parallélement il crée un site internet FLAMNET pour son organisation, des informations et des débats sur la Mauritanie y sont livrés et le forum devient le répére et le lieu d´échange de tous les exilés politiques mauritaniens."Le site me prend tout mon temps, je me reveille à 6 heures du matin et me couche à 1heure ou 2 heures parfois pour me permettre de modérer les messages, heureusement qu´avec mon ordinateur portable ou avec mon téléphone mobil je peux me connecter à tout temps et à tout lieu sur le site". Ce qui fait l´exception du forum flamnet c´est qu´il compte parmi ses abonnés des chercheurs, des journalistes, des diplomates, des hommes politiques, des jeunes mauritaniens avertis et d´autres militants panafricanistes et des droits humains dans le monde. Le site compte des dizaines de milliers de visiteurs par jour sans compter les millliers abonnés du forum qui recoivent les messages du forum directement dans leurs boites électroniques au quotidien.

L´espoir

En aout 2005 l´ancien dicateur est renversé par ses anciens lieutenants mais Kaaw et ses amis flamistes ne sont pas convaincus de la volonté réelle du changement de l´ancien directeur de la sûreté de la Mauritanie qui dirige la nouvelle junte. Les FLAM décident de se mettre en marge du processus de la transition pour voir plus clair sur les vraies intentions du nouveau régime. Acculé´par l´opinion internationale la junte au pouvoir organise des eléctions après 2 ans de "gestion calamiteuse et de détournements des deniers publics" dira Kaaw Touré. Le Seul actif de la junte qu´on peut juger positif c´est l´organisation des élections mais tout le reste est nul, le chef du CMJD était arrogrant et méprisait les victimes du régime raciste, ils partent en laissant les caisses de l´état complétement vides". Un nouveau président est élu sans contestation. "Nous ne pouvons être plus royalistes que le roi si les candidats eux-mêmes ont reconnu leur défaite et la transparence des élections nous ne pouvons que prendre acte". Aujourd´hui Kaaw et beaucoup de ses amis restent optimistes à l avenir mais toujours prudents parce que comme il dit en politique il ne faut jamais faire confiance à personne, il croit à la bonne volonté du nouveau président Sidi Ould Cheikh Abdallahi mais il craint que son entourage constitué par des anciens barrons du système bloque les réformes et la politique d´ouverture du nouveau chef de l´Etat. " Je lui ai parlé à plusieurs fois au téléphone et il me semble sincére, de bonne foi et décidé mais c´est l´avenir qui le dira, je ne crois qu´aux actes concrets" témoigne Kaaw Touré. Au mois de septembre dernier, à New York, en marge de la 62ème session ordinaire de l'Assemblée Générale des Nations Unies, le président Sidi Ould Cheikh Abdallahi a rencontré le président des FLAM Mr Samba Thiam, une chose inimaginable sous l´ancien régime ensuite une nouvelle loi qui criminalise l´esclavage vient d´être votée et le pouvoir vient d´organiser des journées de concertation sur les déportés et le passif humanitaire des actes que kaaw juge positifs et qui incitent à espérer mais il prône toujours la vigilance. "Nous sommes le seul mouvement politique qui n´a jamais collaboré de près ou de loin avec le système, tout ce qui nous intéresse c´est la justice, ni les strapontins ni les honneurs ne sont nos préoccupations" dira t-il avec un ton très sérieux. Il voit l´avenir des FLAM avec optimisme au pays même s´il faut s´attendre à tous les coups parce que les "FLAM dérangent aussi bien le système que certains partis de l´opposition" c´est pourquoi il faut préparer le retour sans précipitation et "mettre tous les moyens et atouts de notre côté, la bataille sera rude il ne faut pas se faire d´illusions". Kaaw a beaucoup de projets en tête pour son mouvement, " en plus du site internet il nous faut un journal régulier, une radio et pourquoi pas une TV? Il faut conscientiser notre peuple et contrer la campagne de nos adversaires, la bataille de communication est très importante dans cette lutte."

 Le mal du pays

 A quand le retour de Kaaw et des FLAM au pays? "le mouvement vient d´organiser des débats dans nos différentes structures de base et au sein du Bureau national nous allons envoyer ces conclusions au Conseil national qui va faire la synthèse de nos réflexions et c´est après seulement que je saurai la date exacte de notre retour ou de notre nouvelle orientation, je suis un militant discipliné et je n´attends que les décisions de nos instances pour me prononcer". Mais le pays lui manque beaucoup et il regrette déjà de ne pouvoir revoir certains parents, amis et proches qui ont quitté ce monde et qu´il ne pourra plus revoir "mais la première chose que je ferais une fois rentré au pays c´est d´aller me recueillir sur leurs tombes". Le retour au pays c´est aussi les retrouvailles avec la famille et des amis d´enfance qu´il n´a pas vu depuis des décennies et surtout il évoque avec nostalgie son village natal qu´il parle avec amour et passion. Le retour au pays natal est le souhait de chaque exilé dira t-il mais la Suède est devenue sa seconde patrie où il compte beaucoup d´amis et des camarades, un pays qui l´a accueilli et adopté lorsqu´il fut rejeté par son propre pays , la séparation sera difficile parce que le coeur est déjà partagé. "ne pas pouvoir voir son pays , est ce qu´il y a de pire pour un homme mais tant qu´il y a vie il y a toujours espoir", déclaret-il et Kaaw nous dit avec fierté qu´il ne regrette rien de son parcours militant et s´il faut tenir encore des années ou donner sa vie pour cette cause il le fera avec plaisir. Son souhait le plus ardent est de voir un jour les fils de son pays reconciliés, arabes et négro-africains vivre en harmonie et en paix dans la justice et l´égalité. Tout est possible il suffit seulement de la volonté politique parce que les deux communautés ont beaucoup en commun et surtout cette diversité culturelle qui devait faire sa fierté. En attendant que ce rêve se réalise Kaaw nous dit avec un coup de poignée levé, la lutte doit continuer.

 A. Carringhton et J. Andersson. novembre 2007.

Le Baromètre- Quotidien Suédois.

 

NOTRE COMBAT

Notre combat est des plus hardis mais aussi des plus exaltants. Nous le continuerons en restant unis dans la détermination et dans la fidéli...